Haine embrasée
Un sourd crépitement près de moi me réveille ;
Dans la profonde nuit, un humble feu de bois
Sereinement diffuse une lueur vermeille
Dont la tendre chaleur enveloppe mes doigts.
De sa pensive main, mon altière gardienne
Entortille une mèche en contemplant les cieux.
Je me fais une place en face de la sienne,
Savourant l’agrément d’un temps religieux.
Nous demeurons ainsi, spectateurs du miracle
Esquissé sur ce vierge et splendide plafond
Qui s’étend, infini, plus haut que tout pinacle,
Offrant son harmonie à l’esprit vagabond.
La fière Lucina, feintant la nonchalance,
Prétend lui consacrer sa pleine attention ;
Je devine à ses yeux luisant d’impatience
Qu’elle attend de ma part une explication.
Devant cette insistance à peine déguisée,
Je lui narre ce songe en mon cœur enfoui
Dont les fragments pétris d’une haine embrasée
Réclament le trépas d’un obscur ennemi.
« Le spectre supposé d’une honte soufferte
Est au bonheur d’un homme un piège menaçant.
Ta quête pourrait bien te mener à ta perte ;
Qu’espères-tu gagner en la satisfaisant ? »
Les mots de Lucina sont certes soutenables
Mais je ne puis dompter ma bouillante fureur ;
Le cœur a ses raisons parfois impénétrables
Capables d’entraîner la raison dans l’erreur.
L’incompréhension qu’en mon âme provoque
Sa juste question manque de m’irriter.
La nuit porte conseil ; d’un accord réciproque,
Nous retournons chacun au lit pour méditer.
Ne suis-je que l’objet de mes humeurs primales,
Condamné pour toujours à les accommoder ?
Pourquoi ne puis-je point m’échapper des dédales
Où tant de passions entendent me garder ?
Je ne puis accepter cette faiblesse d’âme ;
Et pourtant, enchaîné par ses hargneux liens,
Il me faut me soumettre à sa douleur infâme
Ou périr de la paix des épicuriens.
Tant de doutes, de peurs, et tant d’incertitudes
M’assaillent de tous bords en un choc assommant !
La fatigue a raison de mes inquiétudes ;
Je me laisse emporter par son ballottement.
Le soleil s’est levé par un matin timide,
Éclaboussant le pré de son tout jeune éclat.
La rosée imbibant l’herbe d’un voile humide
Irise la lumière au spectre délicat.
Nous reprenons chemin vers le prochain village,
Admirant les bosquets ornementés de fleurs.
Lucina semble avoir déjà tourné la page ;
Moi-même, je m’émeus devant tant de splendeurs.
Béni soit l’architecte ayant sculpté ce monde ;
Un carré de couleurs suffit pour émouvoir
Même un homme abattu par sa rancœur profonde
Et lui rendre le goût merveilleux de l’espoir.
Roses, coquelicots, boutons d’or, violettes,
Marguerites, cosmos, pivoines et muguets
Peignent un paysage aux nuances coquettes
Infus des doux parfums de maints souvenirs gais.
La route jusqu’au bourg à nos yeux se dévoile,
Généreuse, et je pense à tous ces voyageurs
Enchantés d’un décor brillant telle une étoile
Dont ils ont avant moi recueilli les honneurs.
Bientôt nous entendons les cris de la grand-place,
Oiseaux désincarnés volant dans les aigus
Et frôlant quelquefois la profonde crevasse
De graves grognements aux motifs ambigus.
En serpentant à deux les nombreux étalages,
Au loin, je reconnais un visage en éclair.
Emporté par l’élan de réflexes sauvages,
Je bondis tel un chien n’écoutant que son flair.
Illusion ? Mirage ? Était-ce donc un rêve ?
Dans l’océan humain, j’échoue à retrouver
Ce quidam éthéré dont l’apparence brève
S’est plue à, dans mon cœur, un doute soulever.
Lucina me rattrape, un brin déboussolée,
Me demandant pourquoi je semble si confus.
Je l’entraîne avec moi dans une sombre allée
Où gisent entassés des dizaines de fûts.
L’arôme de l’alcool sans faute me ranime ;
Je suis sûr à présent que dans cette cité
M’attend un allié caché dans un abîme
Qui possède les clés de mon identité.
Comme lisant mon cœur, une voix séduisante
Soudain se manifeste et m’invite à venir
Dans son antre secret, sous la ville dormante,
La rencontrer ; elle a quelque chose à m’offrir.
Je me laisse guider par cette âme inconnue
À travers le dédale austère et souterrain
Qui sommeille sans bruit, dans la pénombre nue,
D’un monde parallèle auguste souverain.
Notre chemin nous mène à la discrète porte
D’une taverne où siège, accoudée au comptoir,
Sirotant une bière ou quelque liqueur forte,
La silhouette en qui je fonde mon espoir.
« J’ai longtemps désiré faire ta connaissance,
Toi dont le lourd passé demeure encore obscur.
Je ne puis l’éclairer mais, par caprice ou chance,
La toile du destin m’a montré ton futur. »
Elle se lève alors, nous invite à la suivre
Jusqu’au fond d’un couloir qui m’avait échappé.
Sur sa main je remarque un emblème de vouivre
Dont l’élégant trait fut par le temps estompé.
Notre hôte daigne enfin dévoiler son visage ;
Sous sa cape de lin, de soyeux cheveux noirs
Éclosent sur des yeux ornés du tatouage
Qu’arborent les sorciers aux plus puissants pouvoirs.
« L’entité qui détient les clés de ta mémoire
S’entoure d’un brouillard épais et ténébreux ;
Dans ta condition, lointaine est la victoire ;
Le chemin sera long et les périls nombreux. »