Au cœur des ruines
La Citadelle de Merjakk.
Un nom pour toujours associé à la Grande Catastrophe survenue treize siècles auparavant. Merjakk était considérée comme une forteresse imprenable ; elle avait résisté à des dizaines d’invasions sans battre un cil. Les Zokhtarr, originaires des Glaciers nordiques, avaient bâti la cité à l’endroit exact de leur débarquement. Les remparts extérieurs étaient remarquablement bien préservés : Nahl jugea qu’aucune armée ne pourrait les attaquer de front. Aucune armée humaine, du moins.
Nahl s’aventura plus profondément dans les ruines. La faible lumière de l’aube suffisait juste pour trouver son chemin entre les maisons effondrées. L’odeur des pavés se mêlait à celle de la mousse. Nahl éprouvait une sensation étrange : chacun de ses pas semblait le ramener un siècle en arrière. Comme s’il remontait le temps vers la noble époque du troisième âge. L’Âge d’Or, comme les Anciens l’appelaient. Un temps vénéré, durant lequel la paix régnait sur Primevera. Nahl avait du mal à y croire, mais les documents qu’il avait découverts deux mois auparavant en fouillant les coffres d’une vieille maison semblaient le confirmer. Il se réjouissait pourtant de n’avoir pas connu cette période ; il n’aurait pas eu de travail, sinon. Nul besoin de mercenaires en temps de paix.
La forteresse était grande. Plus grande que ce que Nahl pensait à première vue : son diamètre atteignait bien deux kilomètres. Nahl arriva sur une place ouverte au centre de laquelle se trouvait une fontaine. Il se demanda à quoi cette zone pouvait bien avoir servi. Un jardin public ? Un marché ? Quelques arbustes avaient probablement bataillé dur pour pousser entre les pavés et, autour d’eux, l’herbe s’épandait en de petites poches de végétation. Nahl fut une fois de plus impressionné par la manière dont le trottoir s’était maintenu si admirablement en place malgré les années. L’artisanat des Zokhtarr n’avait pas usurpé sa réputation.
Alors qu’il se promenait sur la place, Nahl eut soudain l’impression d’être espionné. Il leva les yeux et scruta les alentours tout en courant s’abriter derrière un arbuste. Il vit une ombre qui se tenait sur un grand bâtiment à environ cinq cents mètres de là, mais la lumière du soleil l’aveuglait partiellement. Il essaya de plisser les yeux ; malheureusement, ce qu’il avait cru apercevoir avait disparu. Après une demi-minute, Nahl sortit de sa cachette et se dirigea vers le quartier est de la citadelle. Il traversa une longue avenue qui le conduisit directement au monument en haut duquel il avait vu cette forme éphémère.
L’édifice avait tout d’un monument religieux. Toutefois, son architecture différait grandement de celle des temples lariméliens, communs dans la région de Lystrea, et du reste des bâtiments de Merjakk. La façade arborait dix colonnes cannelées supportant un magnifique fronton. Comme si elle avait été protégée du temps par une force mystique, la pierre était encore d’un blanc immaculé. Les ornementations du tympan représentaient une lutte entre deux personnages. Tous deux semblaient humains, mais celui de gauche était soutenu par une armée humaine, tandis que celui de droite avait toutes sortes de monstres à ses côtés. À la surprise de Nahl, une de ces créatures lui rappelait son adversaire d’il y a quelques heures : de longues griffes saillaient de ses mains.
Nahl pénétra dans le temple. Les larges vitraux situés le long des allées laissaient filtrer une faible lumière, la teintant de deux couleurs opposées. Les vitraux nord, sur la gauche, avaient été peints avec des nuances de rouge allant du rouge écarlate au rouge sang, tandis que les vitraux sud, sur la droite, étaient peints en bleu, du cyan au bleu roi. Reflétant le relief du fronton, les vitraux rouges représentaient des soldats humains, et les vitraux bleus, des créatures mythiques. Nahl regardait avec admiration les mosaïques de verre en traversant la nef. Au milieu du chœur se trouvait un autel, sur lequel siégeait la statue d’une jeune femme.
La figure était modestement vêtue. Elle portait une gonne qui semblait usée—bien qu’il s’agît d’une sculpture—et elle semblait trop peu grandiose pour siéger au centre du temple. Elle donnait même une impression d’impuissance, agenouillée, les bras pendants sur le côté. Cependant, ses yeux regardaient droit devant elle : Nahl pouvait presque sentir sa détermination à travers eux. Curieusement, ces yeux étaient constitués d’une sorte de matière cristalline.
Nahl sortit l’artéfact qui lui avait été remis : c’était un miroir décoré de pierres précieuses et d’ornements élégamment ciselés. Il le brandit devant la statue. Le miroir sembla attirer les lumières bleues et rouges venant de chaque côté de la cathédrale ; Nahl vit des poches de lueurs rouges et bleues émerger lentement des vitraux et projeter des rayons de lumière sur l’objet en émettant des sons stridents. Puis, soudain, le miroir émit un puissant faisceau continu de lumière violette sur la statue de la jeune fille. La main de Nahl tremblait ; il dut lutter pour s’opposer au contrecoup. Les yeux de la statue changèrent progressivement de couleur, jusqu’à devenir eux-mêmes violets ; plus précisément, un violet améthyste pur et intense. À ce moment, la statue commença à se fissurer. Des faisceaux de lumière pourpre éclatèrent à travers les ruptures. Puis, la poitrine de la statue s’ouvrit, et Nahl fut aveuglé et emporté par l’explosion qui s’ensuivit.
Nahl ouvrit les yeux. Un voile de silence s’était à nouveau abattu sur le lieu sacré. Il n’avait pas prévu cette tournure des événements. Le verre du miroir dans sa main gauche s’était nettement brisé en deux ; au moins, il avait rempli sa fonction. Nahl vérifia son état physique ; apparemment, il s’en était sorti indemne. Il se leva et revint vers l’autel, quelques mètres plus loin. Il avait probablement perdu connaissance pendant moins d’une minute car une brume poussiéreuse flottait encore autour. Nahl attendit qu’elle se dispersât. La statue avait disparu : cela était prévisible.
En revanche, quelque chose d’autre ne l’était pas.
Exactement là où se trouvait la statue, une jeune fille gisait, inconsciente.