Chemins croisés

Une splendide voûte sur croisée d’ogives séparait deux rangées de vitraux rouges et bleus. La lumière qui suintait des deux côtés coulait en un filet violet aspergeant les piliers latéraux ; les réflexions multiples sur le verre magnifiaient ses couleurs, donnant vie à une grandiose fresque scénique. Guerriers humains et créatures mythiques se faisaient face pour un ultime combat dans une atmosphère solennelle et tragique.

« C’est bien la première fois que je vois une statue prendre vie. »

Un homme encagoulé entra dans le champ de vision de la jeune fille allongée sur le dos. Accroupi auprès d’elle, il lui tendit la main et elle discerna un demi-sourire. Elle la prit, et il l’aida à se redresser en position assise. Elle regarda autour d’elle ; visiblement, elle se trouvait dans un monument religieux. Son regard se posa de nouveau sur l’inconnu, qui s’était entre temps relevé pour aller s’adosser à une colonne à quelques pas d’elle. Il croisait ses bras et ses jambes, et elle le sentait l’observer avec une sorte de curiosité mêlée d’expectative. Un déluge de questions commença à se former dans l’esprit de la jeune fille mais elle osa n’en poser qu’une :

« Quelle statue ? »

Après un court moment de silence, l’homme décroisa les bras et fit quelques pas de manière théâtrale :

« Hmph, j’aurais dû m’en douter. Ç’aurait été trop facile. »

Il s’arrêta et fit mine de réfléchir en posant sa main sous son menton, puis enchaîna par une autre question :

« Petite, tu rappelles-tu comment tu t’es retrouvée ici ? »

La jeune fille fut prise par surprise. Non seulement il ne lui avait pas répondu, mais elle se rendit compte avec effroi qu’elle ne savait même pas pourquoi elle se trouvait dans un tel endroit. La gravité de la situation lui apparut alors : elle était seule, avec cet homme suspect, dans un lieu qui semblait totalement désert. C’était probablement lui, le responsable.

« Qui êtes-vous et pourquoi m’avez-vous emmenée ici ? »

Encore un silence. Tout à coup, il éclata de rire :

« Ahahaha ! Je ne l’avais pas vu venir, celle-là ! Au temps pour moi, je dois faire peur vêtu de la sorte, surtout que tu viens de reprendre connaissance ! »

Il enleva sa cagoule, révélant un visage aux yeux et cheveux bruns. Il avait la peau claire et les traits particulièrement fins. La jeune fille le trouva plutôt charmant malgré elle, d’autant qu’il était plus jeune qu’elle ne l’eût cru : il devait avoir autour de vingt-cinq ans.

« Je m’appelle Nahl. Pour faire simple, je suis mercenaire. Et toi, jeune fille, comment t’appelles-tu ?

— D’abord, que me voulez-vous ?

— Ah oui, à ce propos : ce n’est pas moi qui t’ai emmenée ici. Je n’ai pas pour passe-temps d’enlever des adolescentes pour les réveiller dans des temples. Je t’ai trouvée ici même, par un procédé quelque peu… inattendu, disons, et j’ai attendu que tu reprennes connaissance, voilà tout. À toi maintenant : qui es-tu ? »

Ainsi, d’après ce jeune homme qui disait s’appeler Nahl, elle s’était retrouvée dans cette cathédrale — qu’il désignait sous le nom de « temple » — avant qu’il ne la rencontre. Elle n’avait pas d’autre choix que de le croire toutefois. Elle voulut lui répondre quand elle prit tout à coup conscience d’un fait alarmant qui lui fit garder le silence :

Mon nom. Je n’arrive pas à me rappeler mon nom.

Visiblement déçu, Nahl soupira avant de reprendre la parole :

« Je comprends que ce soit difficile de me faire confiance alors qu’on vient juste de se rencontrer, ma jolie, mais je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. Je suis en ce moment même à la recherche d’une personne et ma route m’a mené jusqu’ici. Ça va sans doute te sembler fou, mais quand je t’ai vue pour la première fois, tu étais pétrifiée. Littéralement, j’entends. C’est en utilisant une relique magique que je t’ai fait redevenir humaine. Maintenant, je n’ai plus aucune piste : j’espère donc que tu as des choses à m’apprendre. J’aimerais éviter de recourir à la manière forte, tu comprends ? »

Seule la bouche de Nahl souriait : ses yeux perçants couplés à sa dernière phrase ne laissaient pas de place au doute. La jeune fille tenta de garder son sang-froid.

« Je… je ne me souviens plus.

— De quoi donc ?

— De tout. De comment je me suis retrouvée ici. De qui je suis. Même de mon nom… Je vous jure que je dis la vérité ! »

Nahl la regarda d’un air sévère quelques secondes, puis son visage s’adoucit.

« Je te crois, petite. Ton expression paraît sincère. Pour être franc, je ne t’aurais pas touchée même si tu me mentais. J’ai juste voulu te presser un peu dans le cas improbable où tu détiendrais une information importante, mais je ne m’attendais pas à grand-chose : c’est déjà un miracle que tu sois en vie. »

La jeune fille fut immédiatement soulagée. Elle voulut néanmoins essayer de se rendre utile : elle ne savait pas si Nahl l’avait vraiment sauvée mais il avait au moins été là lorsqu’elle avait repris connaissance, et elle se sentait redevable.

« À quoi ressemble la personne que vous cherchez ? Peut-être que cela me rappellera quelque chose…

— Ma foi, ça ne coûte rien d’essayer, répondit Nahl. Je suis sur les traces de la Faucheuse. Ne fais pas cette tête, je suis sûr qu’elle existe.

— Pardon, mais… c’est le nom d’une personne ?

— Rassure-moi, tu as déjà entendu parler de la Faucheuse quand même, non ? »

Nahl donnait l’impression de dire quelque chose de si évident que la jeune fille n’osa pas répondre par la négative. Il soupira à nouveau.

« Je suis à la fois impressionné et consterné, petite. Cela dit, si tu ne te souviens même plus de ton nom, je ne devrais pas être surpris. Sois attentive : je vais t’expliquer la situation actuelle de Primevera. Pour commencer, Primevera, c’est le nom du continent sur lequel tu te trouves en ce moment même, si cela ne te dit rien.

» Il y a plus de mille ans déjà, cette citadelle fut victime d’un désastre hors de toute commune mesure. En vérité, nul ne sait vraiment ce qui s’est passé. Merjakk était autrefois une cité-État difficile d’accès mais à la renommée à la fois militiare, grâce à ses remparts fortifiés, et commerciale, par son accès à la mer. Elle fut pourtant détruite du jour au lendemain : plus exactement, ses habitants disparurent sans laisser de trace. Le plus étrange dans tout cela, c’est qu’aucune indication d’attaque extérieure ne fut jamais trouvée. Depuis cet événement, appelé la « Grande Catastrophe », des monstres dont on ignore l’origine élurent domicile dans la forêt de Primelaya qui s’étend aux alentours, condamnant la cité déserte à un isolement perpétuel. D’aucuns prétendent que ce seraient les habitants maudits de Merjakk… Je n’y crois pas, mais je n’en sais pas plus.

» Quelques années après, la Faucheuse apparut à la tête d’une horde de créatures. Elle sema la désolation sur plusieurs grandes villes du sud-est du continent, notamment au royaume de Virendi et dans la principauté de Flessia. Face à cette menace, le reste du continent s’allia et forma la plus grande armée humaine de tous les temps. En mettant en commun leurs forces et leurs armes de guerre, l’armée primeverienne fut à même de s’opposer à la Faucheuse. Au terme de plusieurs batailles qui furent pourtant oubliées de l’histoire, ils parvinrent à triompher. Les rares livres sur le sujet écrivent que la Faucheuse mourut à la fin de la guerre, mais c’est faux : incapables de la tuer à cause de ses remarquables pouvoirs de régénération, les hommes furent contraints de la sceller dans un endroit tenu secret. Ce n’est pas le seul voile d’ombre qui plane autour de cette entité mystérieuse : son apparence et son identité ne furent jamais révélées. Les rumeurs courent pourtant qu’elle prenait l’apparence d’une femme aux yeux violets — »

À cet instant, la jeune fille ressentit comme un choc. Plusieurs images lui traversèrent l’esprit : une nuit où la lune éclairait une cité de monstres ; une fuite à travers les rues de la ville ; une silhouette cagoulée brandissant sa main vers elle en criant quelque chose. La jeune fille eut juste le temps de voir que, sous la capuche, deux sillons de larmes coulaient d’une paire d’yeux améthystes. La vision disparut alors aussi vite qu’elle émergea, et les murs de la cathédrale étaient de nouveau là, comme si rien ne s’était passé.

« Ça va, petite ? Pendant une demi-seconde, ton visage s’est comme tordu de douleur. Si tu as mal à la tête, dis-le moi.

— Non… Je crois que ça va mieux. C’était sans doute passager. Je me demandais… Est-ce que les yeux de la Faucheuse étaient du même violet que… mes yeux ? »

À ces mots, Nahl plissa les yeux un court instant pour inspecter ceux de la jeune fille, puis il prit un air d’incompréhension. Il sortit alors de sa poche un joli miroir tristement brisé en deux qu’il lui donna. La jeune fille s’y regarda et reconnut son visage, à un point capital près : ses yeux étaient d’un noir profond. Pourquoi diable avait-elle pensé jusque-là que ses yeux étaient violets ?

« Je suppose, vu ton expression, que la couleur que tu vois dans tes iris n’est pas ce que tu appelles “violet”, n’est-ce pas ? Si je puis me permettre, ta mémoire me semble assez peu fiable, aussi douterais-je de mes propres a priori si j’étais à ta place. »

La jeune fille dut se rendre à l’évidence : elle ferait mieux de suivre les conseils de Nahl. Néanmoins, depuis ce flash, elle sentait remonter des bribes de sa vie antérieure. En particulier, elle entendait comme l’écho d’une voix qui l’appelait. Sans savoir pourquoi, cela éveillait en elle une émotion intense. Elle sentait son cœur trembler, mais elle s’efforçait de ne rien laisser paraître tandis que Nahl reprenait son récit.

« Revenons-en à la Faucheuse. Un millénaire s’écoula et cette histoire tomba lentement dans l’oubli. Moi-même, je croyais jusque récemment qu’il s’agissait d’une fable des Anciens mais, vu le danger que représentait apparemment la Faucheuse, je comprends que les dirigeants d’antan aient choisi de garder le silence. Enfin, je m’égare. Depuis l’apparition de la Faucheuse, des créatures vivent sur le continent, mais, après la chute de leur chef, nous avons pu cohabiter presque sans violence, la plupart d’entre elles étant capables de communication. Grossièrement, certaines étendues de terre peu propices à la vie humaine furent décrétées comme des zones de non-droit et ces monstres s’y implantèrent sans plus jamais en ressortir. »

La voix qui l’appelait, à peine audible au tout début, prenait, doucement, du volume. La jeune fille faisait de son mieux pour écouter Nahl tout en essayant de garder sa concentration sur cette voix. Elle était sûre d’une chose : cette voix lui criait quelque chose d’important. D’extrêmement important.

« Cependant, ces dernières années, des apparitions de monstres ont été signalées dans plusieurs régions humaines de Primevera. Et ces escarmouches sont de plus en plus fréquentes. Dernièrement, des attaques ont même fait plusieurs victimes, principalement sur les routes peu surveillées en dehors des juridictions des pays.

» En parallèle, il y a trois ans, j’ai été contacté par un membre d’une association clandestine qui soupçonne que ces évolutions soient liées à la Faucheuse. Les gouvernements de Primevera condamnent fermement toute recherche au sujet de cette dernière, aussi devons-nous agir dans l’ombre. »

Encore un peu, et la jeune fille allait pouvoir comprendre le mot que la voix ressassait dans un cri de désespoir. Juste un peu. Elle était proche, si proche.

« Après plusieurs années à suivre des pistes obscures, nous avons finalement découvert, il y a deux mois, une archive archéologique abandonnée depuis des lustres. À l’intérieur, nous avons trouvé des écrits inédits sur la Faucheuse ainsi que plusieurs indices sur son emplacement. Surtout nous avons trouvé son véritable nom : — »

À cet instant précis, la jeune fille comprit ce que la voix lui disait :

« Mon nom ! Je me souviens ! Je m’appelle — »

Leurs deux voix ne firent alors plus qu’une :

«« Arilyn. »»