L'Ennui de la cité

Le marché bourdonnait. Les commerçants redoublaient d’efforts pour héler les passants et ces derniers le leur rendaient bien en mettant tout leur cœur dans les négociations ; les discussions enthousiastes allaient bon train, entrecoupées d’éclats de rire qui perçaient la surface du brouhaha telles des bulles dans une marmite d’eau bouillante. Une exclamation colérique par-ci, une offre aguicheuse par-là : l’animation de la place semblait ne jamais pouvoir se tarir. Arilyn sentait ses oreilles rôtir dans cette chaudière sonore ; c’en était trop ! Il fallait qu’elle s’échappe.

La jeune fille s’éloigna de la scène et s’engagea dans une ruelle peu fréquentée : l’odeur âpre de fruits de mer émanant de la poissonnerie y empestait l’air. Arilyn supportait pourtant ce modeste désagrément en échange de quelques instants de répit. Elle leva les yeux vers la bande de ciel qui se frayait un chemin entre les toits irréguliers des maisons en pierre, maladroitement reliés par des cordes à linges sous lesquelles des vêtements divers pendaient dans un ennui desséché. Elle poussa alors un soupir songeur.

Arilyn dut pourtant retourner sur la grand-place : elle devait absolument trouver les épices rares dont avait besoin le cuisinier, sans quoi elle pouvait s’attendre à savourer de nouveau la douceur chaleureuse des pavés de la rue contre sa joue cette nuit. La jeune fille revint sur ses pas et, en tournant sur sa droite à l’intersection avec l’avenue Célestine pour rejoindre le marché, elle heurta une personne encagoulée. Étourdie, Arilyn tituba de deux pas en arrière et, relevant les yeux pour demander pardon, resta muette : la silhouette reprit sa course et bientôt disparut au cœur de la foule, comme si elle n’eût jamais existé. Cependant, Arilyn en était sûre : c’étaient bien deux yeux violets qui, l’espace d’un instant, avaient foudroyé les siens ; des yeux d’un violet intense et profond, comme celui de la robe mystérieuse des vins dont son maître se délectait. Elle n’avait jamais vu de tels yeux, sinon reflétés dans son miroir, aussi sentait-elle germer en elle une excitation qu’elle pensait ne jamais ressentir un jour. Comme si les timides bourgeons d’un printemps inespéré perçaient enfin la neige de sa solitude, Arilyn entendait, pour la première fois, son cœur battre de toutes ses forces, résonnant à l’écho d’un appel lointain, d’un temps oublié, enfoui au plus profond de son sang. Ces yeux mauves, cette constante source de malheur, dont elle avait appris à ses dépens qu’il valait mieux les garder hors d’attention, lui conféraient en ce moment même une force qu’elle ne se connaissait pas.

« Fillette, il serait temps que tu lèves le camp d’ici, tu empêches les clients de regarder la marchandise ! »

Les odeurs de viande et d’épices, les conversations bruyantes entre les passants et les marchands, les figures grouillantes des habitants de la cité qui déambulaient dans toutes les directions ; le retour à la réalité frappa Arilyn d’un coup aussi puissant qu’inattendu. Elle demanda pardon par réflexe avant de repartir en quête de ses épices du Septentrion : à en juger de la teinte maintenant orangée du ciel, il lui restait à peine une heure pour se les procurer. Arilyn se claqua les joues pour se sortir de sa torpeur : elle n’avait plus de temps à perdre ; elle réfléchirait à cette rencontre mystérieuse cette nuit.



Une figure encagoulée était assise sur le toit de la cathédrale véridienne ; le monument lui offrait une vue imprenable de la grand-place. Au milieu, une jeune fille vêtue d’une tunique brune qui parcourait frénétiquement les étalages captait toute son attention. Tout à coup, l’observateur ouvrit la bouche, semblant parler dans le vide :

« J’ai fait ma reconnaissance et placé les runes. Je n’ai pas rencontré d’obstacles particuliers, mais j’ai découvert quelque chose de très intéressant. »

La silhouette se tut un bref instant, comme écoutant une réponse, puis reprit :

« Non, non, c’est beaucoup mieux que ça. J’ai rencontré, au détour d’une ruelle…

» Non, tu ne devineras jamais, laisse-moi te le dire, bon sang ! C’est une jeune fille, entre quinze et dix-huit ans à vue de nez ; je la surveille en ce moment même.

» Certes, ça n’a rien d’extraordinaire. Cependant, devine de quelle couleur sont ses yeux ? »

Sa bouche esquissa un sourire.

« Exactement : c’est une Sethilyn, comme moi.

» Oui, j’en suis sûr.

» Je savais que tu me dirais cela, c’est pour ça que j’ai gardé sa trace. J’entrerai en contact cette nuit. »

La figure se redressa et le vent fit fluctuer sa capuche, révélant, dans la pénombre du crépuscule, deux iris violets, dans lesquels se reflétait l’image d’une jeune fille courant à travers la grand-place.