Faiblesse

Je me considère comme quelqu’un de sociable et de facilement approchable. Il m’est parfois arrivé de nouer des liens avec autrui dans des endroits pour le moins incongrus—et je vois en cela une confirmation que, chaque jour, j’ai, sans le savoir, l’occasion de rencontrer des personnes formidables.

Je suis bon public : je ris facilement, et souvent aux éclats. Je partage avec plaisir ma bonne humeur et laisse ouvertement mes émotions filtrer sur mon visage.

Ou, peut-être, devrais-je dire, mon masque.

Car derrière ce sourire se cache en vérité le spectre de la solitude.

Habituellement, elle se fait discrète, tapie dans l’ombre d’un recoin de ma conscience.

Je vaque insouciant à mes occupations, jonglant entre travail et loisirs, famille et amis.

Il arrive cependant que mes réflexions, lasses d’un quotidien parfois monotone, s’aventurent hors de leurs sentiers battus et pénètrent dans l’effrayante forêt de l’introspection. Perdues au cœur d’un épais brouillard, elles finissent par trouver refuge dans un antre profond où, provenant des entrailles de la caverne, un faible murmure leur parvient.

Un murmure qui, inlassablement, récite un seul et même mantra :

Je suis seul.

Bien entendu, mes pensées s’enfuient généralement de la grotte aussi vite qu’elles y furent rentrées, non sans sceller son entrée maudite d’un sortilège puissant. Hélas, le temps finit toujours par éroder cette porte maladroite érigée dans la hâte ; inévitablement, le cycle se répète.

Cette fois-ci, pourtant, j’ose explorer au-delà de l’antichambre au terrifiant écho.


Je ne saurais dire depuis quand j’éprouve cette sensation. Peut-être a-t-elle toujours été en moi, juste sous mes yeux, sans que je ne m’en rende compte ?

Quoi qu’il en soit, je sais exactement à quel instant j’en acquis une conscience claire et nette.

Il était une tradition, dans une certaine école, de prendre une photographie de soi en souvenir de sa scolarité au sein dudit établissement. Il n’était pas rare, à cette occasion, d’inviter des amis à se joindre à soi. Et, alors qu’un certain élève feuilletait l’album qui regroupait toutes les photos de sa promotion, lui vint soudainement une observation innocente et légère : personne ne l’avait invité.

Il en sourit, évidemment.

Sûrement, les amis qui étaient sur sa photo considéraient qu’il n’y avait pas besoin de l’inviter en échange. D’autres avaient très probablement oublié de lui en parler. Peut-être qu’un ou deux n’avaient pas osé lui demander ?

Cette nuit-là, pourtant, une pensée caressa longuement, mais gentiment, la surface de sa lucidité, tout juste assez pour l’empêcher de dormir.

« Et si, tout simplement, personne n’avait voulu t’inviter ? »


J’ai honte.

Honte qu’un si petit détail puisse me rendre triste.

Honte qu’une telle bagatelle puisse ne serait-ce que me toucher.

Honte d’avoir besoin de validation extérieure pour me sentir exister.

Honte, par dessus tout, d’en vouloir à d’autres que moi-même.

Car, finalement, la réponse est simple.

Si je n’ai été invité par personnne, c’est—tout bêtement—parce que je ne le méritais pas.

Tout le reste n’est qu’excuse, et je ne me ferai pas l’affront de me voiler la face.

La prise de conscience est certes douloureuse, mais elle m’a également enseigné l’humilité. Une humilité amère et indigeste tel un médicament.

Peut-être que j’en avais bien besoin, en fin de compte.

Mon égo était ma faiblesse.


J’ai longuement réfléchi sur les raisons de ce que j’identifie à un échec personnel.

Je n’ai pas de réponses absolument certaines, mais j’imagine que je n’ai tout simplement pas été assez disponible pour les autres. C’est la conclusion la plus raisonnable sur laquelle je me suis arrêté, même si je m’efforce de garder l’esprit ouvert sur d’autres explications.

Depuis, j’ai entrepris de sortir de ma zone de confort plus souvent.

Je me considère certes sociable, mais—et cela peut sembler paradoxal—je pense être fondamentalement introverti. Je n’ai pas de réticence particulière à aborder un inconnnu dans le métro ou dans la rue, et encore moins pendant une soirée. En revanche, le fait même d’être dans un contexte social me « fatigue », en quelque sorte. J’ai parfois l’impression d’être un acteur qui joue sa part dans la société. Je suis beaucoup plus à l’aise en tête à tête avec quelqu’un que dans un groupe de dix personnes, fussent-ils mes plus proches amis.

En parlant d’amis, je suis rongé par le doute. Un doute pitoyable et risible, j’imagine, mais horriblement malaisant. Ceux que je considère comme des amis, qui suis-je pour eux ? Une connaissance ? Un inconnu familier ? Une roue de secours ?

J’ai également remarqué que les personnes qui, dernièrement, m’ont invité à diverses occasions, ne sont généralement pas celles que j’aurais considéré comme mes amis les plus proches. Une camarade d’un cours de danse, un inconnu du métro, un camarade de lycée perdu de vue depuis des années, un camarade de promotion…

Je leur suis grandement reconnaissant de deux choses : de m’avoir tendu une main chaleureuse, et de m’avoir fait prendre conscience de ma propre hypocrisie. Peut-être y a-t-il des gens dans mon entourage qui me voient comme un ami quand moi-même je ne les considère pas comme tels. C’est même certain.

Ainsi, j’ai fait l’effort d’accepter autant que je pouvais ces témoignages d’amitié inattendus mais non moins réels que les autres. Ce faisant, j’ai rencontré des personnes nouvelles et je suis entré dans des cercles sociaux différents, parfois pratiquement disjoints des miens. Ce fut majoritairement des expériences extrêmement positives, bien plus que je l’eusse pensé au premier abord.

D’autre part, j’ai dû réfléchir à une autre question, plus épineuse : que dois-je penser des amis que j’invite mais qui ne m’invitent jamais en retour ?

Je n’ose aborder ce sujet directement avec eux : je crains trop leur réaction. Pourtant, si je ne leur en parle pas, qui le fera ?

Je suis d’avis que ce sont surtout les actes, et non l’intention derrière, qui définissent la personne. Selon cette logique, quelqu’un qui m’invite régulièrement à faire une activité avec lui est pour moi un ami, et peu importe qu’il apprécie réellement ma compagnie ou qu’il le fasse seulement pour un intérêt particulier dont je ne sais rien. S’il est toujours correct et amical avec moi et qu’il ne dit jamais de mal de moi aux autres, en bref, qu’il se comporte comme un véritable ami en tous points, que peut-il être d’autre que, justement, un véritable ami ?

Ainsi, est-ce égoïste de désirer que ceux pour qui je témoigne mon amitié fassent de même en retour ?

Encore une fois, je me rends compte de mon hypocrisie : je n’ai pas nécessairement invité ceux qui m’ont invité moi-même. Néanmoins, à petits pas, j’essaie de changer.

Plus j’y pense et plus je me rends compte de cette fâcheuse tendance que j’ai à voir le verre pratiquement vide quand il est en fait à moitié plein.

Ce que je vois est vrai. Ce que je constate, et qui me fâche, est bien réel. Mais, de l’autre côté, il y a des myriades de choses que je n’observe pas consciemment car elles me semblent acquises.

J’ai bien des amis qui m’invitent régulièrement, que ce soit pour grimper au bloc, jouer, passer une soirée ensemble…

Seulement, peut-être que je n’apprécie pas assez cette chance.

Depuis ce travail intérieur, il est un sentiment que je me suis efforcé de développer et de transmettre autant que je pouvais : ma gratitude.

Si, au lieu de demander pardon, je peux dire merci, je le fais.

Et quand on me remercie, même si je ne le montre pas forcément, toujours, au fond de moi, se forme une bulle de joie qui éclate en aspergeant mon esprit de cette satisfaction propre à l’altruisme.

Vous qui lisez ce texte, je vous remercie sincèrement d’avoir accompagné un esprit égaré tout au long de cette élégie.

La franchise est une qualité qui m’est chère. Pour moi, toute dispute prend sa racine dans un manque d’honnêteté. C’est une de mes plus intimes convictions.

Je n’ai pas pour l’instant le courage de parler de cela de vive voix avec un de mes amis, mais j’ai estimé que l’écrire était un premier pas vers l’authenticité.

Je ne cherche pas à recueillir de la pitié : l’idée me révulse.

J’ai simplement éprouvé le besoin de coucher sur le papier ces pensées qui depuis si longtemps bouillonnaient en moi.

Ainsi, si vous êtes arrivé ici par l’intermédiaire d’un certain réseau social au logo bleu, je vous serais reconnaissant de n’apposer sur le lien original ni like, ni commentaire.

En revanche, si vous désirez me contacter personnellement, je lirai votre message avec grand plaisir.

Je doute que quelqu’un parvienne jusqu’au bas de cette page. Si cela devait se produire néanmoins, peut-être serait-ce un signe que je suis sur la bonne voie ?