L'Ombre de la Mort

LE ROI.
Je ne sais que penser, que dire, qu’espérer,
Siégant dans ce pays au soleil chaleureux,
Entouré de ces gens d’exquise compagnie.
J’ai tout pour être heureux et, je crois, je le suis.
Oui, sans doute, je chante et souris à la vie,
Je danse cette joie où l’on aime à se perdre
Sans craindre d’y laisser quelque regret amer.
Jeune, j’ai bien vécu ; tout n’a pas été rose
Et même, disons-le, j’ai quelquefois souffert,
Mais cela m’a forgé, sculpté, taillé, pétri.
J’ai gravi des sommets que n’osent pas mirer
Le commun des mortels, même dans leurs doux rêves.
Porté par les deux bras de mon courage seul
À travers maints combats, maints échecs, maintes luttes,
Les cieux m’ont fait vainqueur, envers et contre tous.
Oui, je puis bien me dire, au nom de tout cela,
Que j’ai lieu d’être fier plus que quiconque, ici.
C’est une vérité que nul n’infirmerait,
Une évidence claire, une banalité…
Quel est donc ce désir qui sommeille en mon coeur
Et semble dénouer tout ce raisonnement ?
D’où peuvent provenir ces flammes de noirceur
Qui jaillissent du fond de mes blanches entrailles ?
Pourquoi fais-je toujours ce même cauchemar,
Où je me vois frapper, brûler, blesser, abattre,
Punir, tuer, meurtrir, noyer, décapiter,
Torturer, ravager, martyriser, détruire,
Démolir, immoler, sacrifier, occire,
Assassiner, pourfendre, achever, égorger
Tous ceux qui me sont chers et même tous les autres ?
Arrière, vil démon ! Tu n’as aucun pouvoir
Sur l’homme que je suis, élu parmi les hommes.
Je chasserai ton ombre aussi loin qu’il le faut,
Hors de mon beau royaume, aux confins de ce monde !
Oui, je ris de ton piège infâme et vicieux ;
Je ne ploierai jamais sous ta coupe perverse.
Jamais, au grand jamais, tu ne me soumettras.
Je ne sais que penser, que dire, qu’espérer,
Mais je sens que la Mort, cette hyène putride,
Attend que je lui serve un amas de cadavres
Haut comme une montagne, et je sens avec peine
Que j’aurai grande joie à le lui préparer.